36 fables électorales à l'usage des Français du nord (4)
17. Drôles d'oiseaux.Aurore avait toujours trouvé les pingouins très mignons. C'est pourquoi elle s'était intéressée à une pétition lancée sur Internet pour sauver les pingouins. C'est à cette occasion qu'elle avait découvert que les pingouins n'existent que dans le nord, et qu'ils volent. Pigeon vole, et pingouin vole aussi ! Elle comprenait brusquement qu'elle avait, pendant toutes ces années passées en Norvège, ainsi qu'avant, en France, confondu les pingouins avec les manchots de l'Antarctique, et elle était consternée par cette ignorance inavouable. C'est d'ailleurs cette honteuse ignorance qui avait décidé Aurore à signer la pétition, un peu comme on fait acte de contrition. Elle n'était pas très sure de l'efficacité d'une telle pétition, mais elle savait maintenant que les pingouins, malheureusement de plus en plus rares, viennent nicher sur des ilots rocheux, dans le nord du pays.
Les Français de Norvège, eux non plus, n'étaient pas très nombreux, mais ils ne constituaient cependant pas une espèce d'oiseaux menacée, contrairement aux pingouins, et ce, malgré les assauts du Covid-19. Ils n'étaient donc pas inscrits sur la liste de la CSE pour la sauvegarde de la biodiversité, même si certains Français d'extrême droite le réclamaient bruyamment. Mais les Français de Norvège pourraient bientôt voter et élire des représentants issus de la liste 'Ensemble, Français, écologistes et solidaires', seule liste respectueuse de la nature, ainsi qu'un sénateur du même bord. Scrutin beaucoup plus efficace qu'une simple pétition sur Internet.
Finalement, après avoir signé sa pétition, Aurore avait pris conscience en y réfléchissant, que sa propre découverte de la Norvège, et la découverte de l'Amérique par Colomb, avaient quelques points communs. Dont: le 13 octobre 1492, Christophe Colomb note, dans son journal, le chant gai et mélodieux du rossignol qui l'accueille à son arrivée à Hispaniola (maintenant St Domingue), bien que cet oiseau n'existe pas dans cette région du monde. Jusqu'à la fin de sa vie, Colomb restera convaincu d'avoir enfin trouvé, au terme de son long voyage, ce qu'il cherchait: un rossignol espagnol sur les rivages de la Chine. Comme Colomb, de nombreux Français resteront eux aussi persuadés d'avoir enfin trouvé l'oiseau qu'ils cherchaient en débarquant sur un rivage scandinave: un oiseau qu'ils avaient toujours connu ou côtoyé, avant même de venir. Curieuse rencontre de l'altérité…
(très librement adapté d'I. Illich. 1926-2002)
18. Printemps.
Ce dimanche-là, il était monté à bord du 114, le bus reliant sa lointaine banlieue au centre d'Oslo. Les quelques passagers qui étaient déjà à bord étaient tous plongés dans l'écran de leur mobile et portaient tous l'obligatoire masque de protection devant le nez. Noël s'assit et sortit lui aussi son portable, prouvant ainsi son haut degré d'intégration à la société norvégienne. Quelques instants plus tard, ayant fini de lire un post, il leva les yeux. La campagne défilait sur le côté, mais il ne reconnaissait pas le paysage, et le bus ne passait par aucun des arrêts habituels, alors qu'il ne pouvait pas s'être trompé de bus ! Il se leva pour demander des explications au conducteur, mais s'aperçut que, pour protéger les conducteurs de la pandémie, il n'était plus possible de leur parler. Un peu désemparé, il cria en français qu'il voulait aller à Oslo pour voter, et non pas à la campagne, même si le printemps était enfin là ! Les autres passagers, surpris, levèrent les yeux sur cet énergumène, puis pressentant un drame horrible, regardèrent sournoisement dehors avec l'espoir que leur arrêt approchait. Mais il était clair qu'eux non plus ne reconnaissaient pas la petite route de campagne dans laquelle le bus s'était engagé, et ils regardaient le paysage, surpris.
Une femme, qui suivait des cours de français et qui avait le temps (c'était un dimanche), demanda à Noël ce que c'était que son histoire de vote à Oslo. Bonne occasion pour elle de pratiquer la langue qu'elle était en train d'apprendre… Noël, patiemment, lui expliqua que les Français devaient élire leurs conseillers ce jour-là, et qu'il allait voter pour la liste 'Ensemble, Français écologistes et solidaires', « parce que bientôt, de cette admirable nature qui défile derrière les vitres du bus et qui mérite si bien notre amour, il ne restera plus que des lambeaux, des bourreaux, des profiteurs et une victime » expliqua-t-il. Surprise et amusée par la ferveur de ce petit Français, elle l'encourageait adroitement à parler, et il lui déclara alors « Il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus, la porte des urnes est étroite, ce n'est qu'une fente ». Alors, tout en hochant la tête, elle s'assit à côté de lui, ce qui plongea Noël dans un profond émoi. Pendant ce temps, le bus continuait sa course folle. Souvent, la vie est surtout une question de choix, mais Noël se sentait, ce jour-là, un peu dépassé par les événements et il se demandait comment tout cela allait finir…
(très librement adapté d'A. Gide. 1869-1951)
19. Fêtes.
Damien adorait faire la fête. Il l'aurait faite tous les jours s'il n'était pas obligé d'aller travailler. Il avait découvert un jour que le calendrier mentionnait de nombreux jours de fête qu'il ne connaissait pas. Outre la fête des mère, la fête nationale, ou la journée internationale des droits des femmes, il existait une multitude de jours de fête. En Scandinavie, on ne fêtait pas les saints, mais existaient bien sûr, les jours fériés légalement définis par la loi dont la fête du travail, le 1er mai. Sur le calendrier, on mentionnait en plus une série d'autres journées internationales, comme, par ex., la Journée internationale des légumineuses, le 10 février. Comment fêter dignement les légumineuses, dans un pays qui ne cultive ni la lentille verte du Puy ni la fève, se demandait Damien ? D'ailleurs, trouver des fèves fraiches en février à Reykjavik était carrément impossible. Quand aux lentilles sèches, elles venaient de Chine et non pas de la Haute Loire ! Quelle misère pour un jour de fête ! Il pouvait facilement acheter des boites de haricots américains, mais il ne trouvait pas les haricots très festifs: sur place, il manquait la saucisse de Toulouse et le confit de canard pour cuisiner un bon cassoulet !
Il y avait des fêtes comme ceci tout au long de l'année. Par ex., la journée mondiale des abeilles le 20 mai, ou la journée mondiale de la biodiversité, le 22 mai, ou la journée mondiale sans tabac le 31 mai. Et voilà maintenant, que le gouvernement français proposait la journée internationale des Français de l'étranger, le dimanche 30 mai. Contrairement aux autres journées internationales, elle n'aurait pas lieu chaque année, mais seulement tous les 6 ans, ne se fêterait pas à date fixe car devant tomber un dimanche, et, idée extrêmement saugrenue, se fêterait par un vote ! Une histoire de fous !
Fêtons-nous, fêtons-la, et allons voter, s'était dit Damien, il faut en profiter ! Oui, mais élire qui et pourquoi ? Damien s'était renseigné. Il s'agissait d'élire des conFréts, porte-voix et représentants, qui, devenus 'grands électeurs' éliraient à leur tour les sénateurs des Français établis à l'international. On élisait ainsi une sénatrice par conseiller interposé… Quelle complication ! Par chance, existait en Islande, la liste 'Ensemble, Français, écologistes et solidaires'. Damien pourrait donc faire la fête ce jour-là, au lieu de manger une fois de plus des haricots en boite pour accompagner sa morue.…
(très librement adapté d'A. Allais. 1854-1905)
20. Squat.
Il était une fois un Français venu vivre en Norvège. Amédée avait bien essayé de bien s'intégrer à ce nouveau pays, mais y avait finalement renoncé: on ne peut pas devenir indigène, et encore moins autochtone, on reste un étranger, un passager plus ou moins clandestin, équivoque en quelque sorte. Il avait quand même demandé la nationalité norvégienne, et l'avait obtenue, alors qu'il n'avait toujours pas de 'pull Marius' dans son armoire, et qu'il n'avait même pas pensé à s'en procurer un. Il était maintenant à la fois français et norvégien, et pouvait donc se targuer d'un double statut d'émigré national et d'immigré nationalisé; il avait comme un sosie, un double. Il s'était vite rendu compte qu'il dépensait une énergie considérable à entretenir ce double statut, à rester 'composite', comme il aimait à se définir, lui et son double. En tant que 'composite', il allait voter tant pour les élections norvégiennes que pour les françaises. A ces dernières, il avait le plaisir de retrouver ses anciens voisins et amis, et lors des norvégiennes, il rencontrait ses nouveaux voisins et amis. Il passait ainsi d'une langue à l'autre, d'une culture à l'autre (celle du double, souvent difficilement), mais votait toujours pour une gauche écologique et solidaire, une gauche responsable, sans variant chinois. Il vivait dans un entre-deux créant des décalages, des confusions et une pensée métisse. Mais pourrait-il rester dans sa situation ambivalente de 'composite' métissé ? Le plancher est en bas, le plafond est en haut !
Amédée avait des copains franco-norvégiens dans la grandissante communauté composite. Il avait parlé avec eux du poids de ce double sans cesse présent. La plupart s'en sortaient par une boutade, comme "To be, or not to be ? Be what, that is the question", ou sortaient des réflexions confuses sur 'le sabir culturel' tout en lui conseillant de lire ou relire Bourdieu à ce sujet. Il avait fini par décider qu'il lui fallait absolument rester positif et même optimiste dans ce pays se targuant d'être le plus riche, le plus sage, et le plus heureux au monde, et avec la plus longue côte en Europe. Comme Candide, Amédée avait lui aussi voyagé avant d'atterrir en Norvège, et il avait compris que tout n'allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes (la Norvège). Il n'avait pas connu le tremblement de terre de Lisbonne, mais le Covid-19, que Voltaire, lui, n'avait pas connu. Maintenant, Amédée allait cultiver son jardin, avec son double, mais sans utiliser le moindre pesticide, et ce serait nickel-chrome, beaucoup moins compliqué que les questions d'identité, d'assimilation ou d'intégration…
(très librement adapté d'E. Ionesco. 1909-1994)
21. Kitsch.
C'est fou, le pouvoir de diversion de quelqu'un que l'écran de son ordinateur ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi ?), voici la liste des diversions que je suscite toutes les dix minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger un biscuit, aller pisser, vérifier si l'eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une coupure d'eau aujourd'hui), descendre au jardin voir si le cerisier est enfin en fleurs, me laver les mains, vérifier pour la énième fois que les élections auront bien lieu le 30 mai, etc. C'est ainsi que se passe, pour moi, ce qu'on appelle le travail à distance. Je télétravaille (à quoi?), donc c'est dimanche ou lundi, impossible de savoir, ce n'est plus comme avant, le temps s'est immobilisé ou fragmenté, de même que le discours amoureux. Est-ce l'effet des différents semi-confinements que j'ai subis cette année, qui m'ont déphasée du monde en quasi-permanence (dérèglement covidique et non climatique), et qui me rendent si inquiète que je doive vérifier tant de choses en permanence ?
Ce qui est fou aussi, c'est l'effet sur moi de cette future élection, dont j'attends ardemment une rupture d'avec l'immobilisme traumatisant que je subis actuellement. En votant, je serai brusquement en phase avec quelques 4.000 autres Français inscrits sur la liste Islande-Norvège: un point de non-rencontre sera remplacé par un point de rencontre inscrit et engagé dans le futur, une proximité œcuménique dédiée, je l'espère, à l'écologie et à la solidarité. On pourra m'objecter que tout désir est féodal, jamais 'égalité-fraternité'. C'est malheureusement vrai, mais je m'en moque aujourd'hui, car pouvoir voter est devenu une obsession: ça fait un an que je l'attends. En plus des 4.000 compatriotes d'Islande-Norvège, je rencontrerai par contrecoup, ensuite, des centaines de milliers d'autres pour les sénatoriales. Avec ce vote, la solitude présente sera révolue, le biocontrôle revenu, et je n'aurai plus besoin de descendre vérifier si le cerisier est en fleurs dans le jardin: il le sera.
(très librement adapté de R. Barthes. 1915-1980)
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