36 fables à l'usage des Français du nord (2)
7. Le scrutin à la courte paille.L'élection des conseillers des Français venait une fois de plus d'être reportée à une date ultérieure à cause du Covid-19. Une trop longue attente et tous ces reports successifs avaient épuisé les électeurs qui tombaient malades les uns après les autres, et les consulats du monde entiers envoyèrent à Paris des rapports alarmants. Alors, pour sauver des milliers de vies humaines, E. Macron proposa de faire une rapide élection à la courte paille, et ajouta que si c'était réussi, on pourrait élire aussi le président de la République à la courte paille, et montrer ainsi au monde entier que si la France n'a pas de pétrole, elle a des idées. La proposition était infiniment séduisante, mais avant de la mettre en œuvre, on demanda à un comité de spécialistes de droit constitutionnel de donner très rapidement un avis sur cette question.
Le comité déclara tout de suite qu'une élection à la courte paille n'était pas expressément mentionnée dans le texte de la Constitution, mais que le défi devait être relevé. Le comité pouvait essayer de lire le texte entre les lignes, si on leur imprimait la Constitution avec double espace entre les lignes. Ils pourraient ainsi déterminer la légalité d'une telle procédure. On leur fournit alors le texte avec triple espace pour en faciliter la lecture entre les lignes. Avant même que le comité ne rende son docte avis, le parlement trancha par un vote classique sur le redoutable dilemme: vote à la courte ou à la longue paille ? Les discussions furent âpres, mais comme la droite y était majoritaire, le parlement se prononça pour un vote à la longue paille, et laissa au gouvernement le soin de préciser la longueur des pailles et leur couleur. Quelques jours plus tard, le comité rendit publique sa conclusion: en cette période de coronavirus, le vote à la longue paille était parfaitement démocratique, et conforme à l'entre les lignes de la Constitution, mais à condition qu'on ne dépaille pas toute la France pour ce faire.
Les pailles jetables en plastique étaient déjà interdites depuis plus longtemps dans toute l'Union européenne. Les agriculteurs furent donc mis à contribution. Le pays avait un besoin urgent de paille de qualité, et il était hors de question d'en importer, sinon une puissance étrangère pouvait essayer une fois encore de fausser le résultat de ce scrutin particulier. De plus, pour satisfaire les écolos, il fut interdit d'utiliser un engrais chimique pour la production de paille. Mais la nouveauté de cette procédure provoqua de nouvelles questions: paille de riz, de blé, d'orge, d'épeautre, d'avoine ? Le comité de juristes, à nouveau réuni, déclara que la paille d'orge était la seule qui fût expressément mentionnée entre les lignes de la Constitution. Les spécialistes ont réponse à tout, ce qui est formidable !
C'est ainsi qu'au cours de l'automne 2021, les conseillers des Français de l'étranger furent élus à la longue paille d'orge, et qu'en Norvège-Islande, la liste "Ensemble, Français écologistes et solidaires" vit ses 3 représentants élus démocratiquement. Pour le plus grand bonheur de tous.
(Très librement adapté de M. de Montaigne. 1523-1592)
8. Le rayon vert
Un jour, ce Français avait émigré dans le nord de la Norvège. Sans raison. Sur place, il avait eu l'idée de devenir montreur d'aurores boréales, pour gagner sa vie, comme d'autres se font montreurs d'ours. Et il avait nommé son entreprise "Le rayon vert". Quand on lui demandait pourquoi, il expliquait que c'était ainsi, que, dans le temps, on appelait les aurores boréales. Parmi ses clients, de riches touristes venant de fort loin, certains voulait qu'en plus du rayon vert, il leur montre aussi des ours blancs. Quand il leur répondait qu'il n'y a pas d'ours blanc en Norvège, ils ne le croyaient pas. Comme quoi, il n'est pas si simple que ça d'être montreur d'aurores. C'était un travail saisonnier. L'hiver, il montrait des aurores boréales, et l'été, il réparait des bicyclettes. Il était très doué. Quand les groupes de touristes descendaient de l'avion, ils les emmenait dans une clairière au fond de la forêt locale, les faisaient s'asseoir sur des peaux de rennes, et leur servait des gaufres avec de la confiture de myrtilles. Très couleur locale. Il leur expliquait que c'est en mangeant des gaufres au milieu de la forêt qu'ils verraient le plus clairement les aurores. Il les leur montrait ensuite, et elles étaient toujours au rendez-vous. Cette histoire de gaufres norvégiennes pour mieux voir les aurores boréales ravissait les touristes. Trop exotique ! Ils en auraient, des choses à raconter, à leur retour!
Sa réussite chiffonnait certains autochtones. Cet immigré se débrouillait pour montrer des aurores quand il le voulait, alors que les guides indigènes n'y arrivaient pas toujours. Il faut dire que les aurores sont capricieuses, et qu'elles sont aussi farouches que les lynx, bête qui ne passait jamais par la clairière du rayon vert. Il expliquait aux autres guides qu'il avait réussi à apprivoiser les aurores, comme d'autres apprivoisent les rennes, dans la région, ou comme le petit Prince avait apprivoisé un renard. Apprivoiser les aurores boréales ! "Histoire à dormir debout, la nuit dans une armoire", comme on dit à Lausanne… Seul, un étranger du sud de l'Europe pouvait raconter des bêtises pareilles !
Brusquement, en février 2020, les avions et les touristes avaient cessé d'arriver. Virus. A cause du danger de contamination, on avait interdit tout rassemblement dans la clairière du rayon vert. Et tous les habitants du nord se posaient maintenant la question essentielle sur l'après Covid-19: devait-on relancer l'activité sur le modèle existant, ou au contraire, en profiter pour réinventer le monde, sortir des routines en relocalisant les aurores boréales plus au sud, près des grands centres urbains, pour minimiser la pollution des transports et contrer la globalisation ? Les plus radicaux avançaient que la vraie question était en fait : 'sauver le tourisme ou sauver les aurores vernaculaires ? D'autres, plus portés sur la philosophie, demandaient: 'Nature ou raison ? Relocalisation ou non des aurores boréales ?' Notre immigré français, à qui tout cela compliquait brutalement la vie, ne savait pas du tout ce que deviennent les rayons verts quand des virus se combinent au réchauffement climatique. Mais il se disait que, plus que jamais, quand l'élection serait organisée, il faudrait voter "Ensemble, Français, écologistes et solidaires".
(Très librement adapté de Jules Verne. 1828-1905)
9. La petite sirène
Alice habitait au bord d'un fjord, et elle avait depuis longtemps un profond désir de devenir une petite sirène. Elle n'avait pas encore décidé quel cétacé elle désirait séduire plus tard (la classique histoire d'amour de toute sirène qui se respecte). A la fin de chaque longue douche, la petite Française se mettait devant le miroir pour voir si l'eau avait fait pousser quelque écaille sur sa peau et si ses pieds commençaient à se palmer. Mais elle ne voyait rien venir. C'était rageant.
Un jour en début mai, elle rencontra un conFrét qui marchait au bord du fjord. Ayant entendu dire par ses parents que les conseillers des Français ont réponse à presque tout, elle l'arrêta et lui demanda, tout en montrant la mer:
- Est-ce que tu sais comment on fait pour devenir comme un poisson dans l'eau ?
- Bien sûr, je suis conFrét ! Mais c'est une idée dangereuse parce que les pêcheurs norvégiens pourraient alors te pêcher !
- Je t'assure que je ne resterai pas trop longtemps. Et puis, je viens d'avoir 16 ans, et je suis bientôt majeure. Allez, dis-moi !
Ayant vécu trop longtemps en Norvège, Alice tutoyait tout le monde.
Comme le conFrét n'avait pas tellement le temps de discuter ce jour-là, il se déshabilla et plongea dans l'eau glacée sans dire un mot. Elle ne le voyait pas remonter à la surface, eut un peu peur, mais elle vit bientôt apparaitre une sorte de dauphin qui sautait, passait à toute vitesse devant elle, et faisait comme des cabrioles joyeuses. Puis après un élégant coup de queue final, le dauphin prit le large.
Le conseiller sortit de l'eau, gelé et claquant des dents. Il lui dit: "Comme tu vois, ce n'est pas trop compliqué, tu peux y arriver si tu t'entraines un peu. Mais n'essaie pas maintenant, l'eau est trop froide et tu vas attraper un rhume carabiné. Attends la fin de l'été, que l'eau du fjord se soit réchauffée."
Elle lui demanda comment les poissons réagissaient en le voyant nager parmi eux.
- Mal. Ils me traitent agressivement de 'sale étranger', ils ne sont pas très tolérants pour les amphibies.
Choquée, elle demanda:
- Ils n'ont pas lu Voltaire ? Son Traité sur la tolérance ?
- Je ne crois pas que Voltaire soit au programme de leur école. Ni la solidarité. Tu sais, c'est un monde un peu dur où la seule règle est que les plus gros mangent les plus petits. Basta. Mais nous, les hommes, on ne les respecte pas beaucoup, et on a tellement pollué leur fjord que je peux comprendre leur manque total de tolérance à notre égard. Pour eux, l'enfer c'est un peu les autres, c'est à dire nous…"
Cette rencontre boulversa la vie d'Alice. Depuis ce jour-là, elle se regarde dans le miroir pour vérifier qu'aucune écaille ne lui a poussé pendant sa courte douche, et elle refuse énergiquement de manger du poisson, au grand désespoir de sa mère qui ne comprend pas cette lubie. Elle s'est inscrite à un parti écolo, et elle sait pour quelle liste elle ira voter, à la prochaine élection des cons-cons, car elle s'est renseignée. Ce sera "Ensemble, Français écologistes et solidaires".
(Très librement adapté de H. C. Andersen. 1805-1875)
10. Fin de partie
Le ciel était gris, et un coup de vent sud-ouest annonçait l'approche d'un grosse dépression. Paul avait pris sa voiture pour se rendre à Reykjavik. Il habitait à Borgarnes, un gros bourg situé à 65 km au nord de la capitale, et il avait fait la route sans se presser. Quand il était arrivé, il y avait foule: des Françaises et Français habillés sur leur 31, le visage grave, parlant bas entre eux, comme s'ils étaient à un enterrement. Tout ce monde remplissait la petite pelouse devant le consulat et débordait sur le trottoir, obligeant les rares voitures à ralentir et à faire un petit détour quand elle passaient. Paul, étonné, ne comprenait pas pourquoi il y avait tant de monde, ni pourquoi personne ne semblait joyeux. Il aurait peut-être dû écouter les nouvelles, dans sa voiture. Une catastrophe ? L'éruption du volcan près de l'aéroport ? Il se mit à chercher des visages connus tout en essayant de comprendre ce que les gens disaient.
Quelques instants plus tard, le consul, Jean-Marc B., sortit, sans masque sur le nez. Il fit comprendre par un grand geste qu'il allait parler, et un silence impressionnant se fit. - "Mesdames et messieurs, Paris a décidé de fermer son antenne diplomatique en Islande. Par mesure d'économie, le consulat sera fermé, puis vendu à la fin de l'année. Je sais qu'aucun d'entre nous n'aurait pu deviner que votre consulat serait une victime collatérale du Covid-19. Pour l'avenir, vous aurez besoin plus que jamais de vos conseillers, les conFréts, et vous dépendrez du consulat d'Oslo, avec les inconvénients qu'implique cet éloignement qui vous interdira de voter physiquement. A Oslo, ils ferment seulement l'Institut culturel, dans un premier temps, et une suite viendra probablement. Aujourd'hui, c'est donc la dernière fois que vous pouvez voter à l'urne, à Reykjavik, comme beaucoup d'entre vous le savaient déjà. Je suis certain que tous ceux qui se sont abstenus de voter lors de précédents scrutins regrettent maintenant leur manque d'engagement dans la démocratie et la vie politique de notre pays. Un peuple qui ne peut voter librement tombe en esclavage. C'est souvent quand on perd un bien important qu'on se rend compte de son immense valeur et qu'il fallait en prendre le plus grand soin. Profitez-en encore aujourd'hui, pour la dernière fois. Et merci d'être venus."
Il avait dit cela d'un ton un peu solennel. Les gens, émus, hochaient la tête; ils avaient la larme à l'œil, et beaucoup pleuraient ouvertement. Comme les autres, Paul se sentait brusquement comme orphelin, et catastrophé. Plusieurs fois dans le passé, il avait raté un vote parce que ce dimanche-là était un jour de grand beau temps propice à une ballade, ou pour aller à la pêche avec un copain, ou simplement parce que ça ne lui semblait pas être de première importance. Il regrettait maintenant de ne pas être venu plus souvent au consulat. Le consul ajouta qu'il allait chanter la Marseillaise, et leur enjoignit tous de se joindre à lui. Paul n'aimait pas tellement cette manifestation de patriotisme, mais il se joignit aux autres, car il allait voter pour la liste "Ensemble", et qu'on ne pouvait laisser la droite accaparer la Marseillaise. Surtout pas !
(Très librement adapté d'Alphonse Daudet. 1840-1897)
11. Il était une fois un papillon
On lui avait dit qu'il y a 50 ans, le célèbre météorologue Lorentz avait, dans une conférence, expliqué qu'un battement d'aile de papillon au Brésil pouvait déclencher une tornade au Texas, ce que B.P. avait déjà noté: "Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, toute la face du monde aurait changé". Depuis ce jour, certaines de ses nuits étaient peuplées de papillons, un chaos de papillons de toutes les couleurs et de toutes les tailles qui voletaient à droite et à gauche, de fleur en fleur. Cependant, elle n'avait jamais rêvé du nez de Cléopâtre, et ne comprenait pas pourquoi, surtout quand elle se regardait dans la glace, le matin.
Quand on lui avait demandé d'être candidate sur la liste "Ensemble, Français écologistes et solidaires", elle s'était immédiatement demandé quel pouvait être la conséquence d'un battement d'aile de papillon en Provence sur la sécheresse et sur son élection en Norvège. Lorentz aurait peut-être répondu que ce papillon en Provence était responsable de l'élection ou de l'échec de chaque candidat, mais qu'un autre papillon en Alsace volait et œuvrait peut-être dans le sens contraire. Comment la démocratie pouvait-elle s'accommoder de papillons volant de fleur en fleur à droite et à gauche, faisant et défaisant les souhaits des électeurs ? Bien sûr, les papillons sont aussi beaux que l'idée même de démocratie, mais pouvaient-ils la remplacer ? De son côté, le gouvernement expliquait que, pour toute élection, il fallait être vigilants car Trump, ou la Russie ou toute autre puissance étrangère pouvaient fausser les résultats, mais il oubliait de parler des papillons – ou des nez. Désinformation calculée, manque de culture scientifique, ou au contraire, résultat d'un savant calcul différentiel ?
Finalement, elle se dit que chaque Français en Islande et Norvège avait un nez et était comme un papillon; il fallait oublier les papillons car l'important était le climat, pas le temps. Elle avait donc décidé d'oublier la théorie du chaos, et d'être solidaire de ses concitoyens. Elle avait ainsi accepté d'être suppléante sur la liste "Ensemble, Français, écologistes et solidaires". Ensemble, à l'aise, Blaise !
(Très librement adapté de B. Pascal, 1623-1662)
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