36 petites fables à l'usage des Français du nord (3)

12. Chemin faisant.
        Ce matelas passait de temps en temps, plus ou moins haut au dessus de la tête des gens, lentement ou au contraire à toute vitesse, et disparaissait quelques minutes plus tard derrière la montagne. Les Français savaient bien qu'eux seuls pouvaient le voir, et qu'il était totalement invisible pour les autochtones et autres étrangers. Son apparition était inattendue, et de nombreux Français avaient souvent le nez un peu en l'air pour surveiller du coin de l'œil un éventuel passage du matelas. C'est pourquoi on leur avait fait en Norvège une réputation d'arrogance, avec leur menton plus haut que les autres.
          Sur le matelas se trouvait la conseillère élue sur la liste écologiste et solidaire. Elle était "en tournée". Quand un concitoyen lui faisait un grand signe, elle descendait à son niveau, pour converser, écouter ses doléances, ou le renseigner. Puis, elle remontait dans les airs. Aux enfants interloqués de la voir sur ce matelas, et non pas sur un tapis volant, elle expliquait que c'est trop conventionnel, presque banal, de voyager en tapis, et que, finalement, ce n'est pas très confortable. Elle avait essayé un grand coussin, mais elle avait le vertige: trop petit. Les premiers jours, elle avait utilisé le matelas conjugal, mais son copain avait tellement protesté qu'elle avait acheté un petit matelas, spécial voyages. Elle avait écrit dessous son prénom, en grand, à la peinture, pour que tous sachent quelle conseillère, quelle confrét passait dans le ciel. Avec certains, elle était obligée de rectifier: non, elle ne venait pas inspecter ses troupes, ni bénir ses ouailles, ni compter ses administrés, et elle n'était pas non plus en tournée pré-électorale, ou en promenade. Elle faisait simplement ce pour quoi elle avait été élue. Elle programmait soigneusement ses visites pour n'oublier personne et ne pas faire de jaloux dans cette grande circonscription. L'hiver dans le sud et l'été dans le nord, à cause des longues nuits d'hiver, qui empêcheraient les gens de la voir passer.
          Son matelas faisait jaser toute la communauté. Parce qu'on pouvait constater qu'elle ne cachait rien dessous: une telle franchise étonnait plus d'un hypocrite qui se demandait ce que cela cachait; parce que c'était la première fois qu'un conFrét utilisait un moyen de communication aussi original; et parce qu'elle ne prenait jamais l'avion pour ses tournées; elle le prenait seulement pour aller en France avec sa famille. Et la plupart des gens étaient ravis d'avoir voté pour elle, même si elle n'avait pas mentionné ce fameux matelas dans le programme électoral de la liste "Ensemble, Français, écologistes et solidaires", seule liste préoccupée par la montée des égoïsmes.

(Très librement adapté de B. Vian. 1920-1959)

13. Une partie de campagne
        Il était venu voter au Consulat avec sa poule, une poule achetée sur Internet et garantie "presque un œuf par jour". Normalement, il la laissait libre sur le balcon de son appartement. Elle était discrète. On lui avait aussi garanti qu'elle ne troublerait pas les bruits d'un parking voisin s'il n'achetait pas le coq qui allait avec. Des voisins avaient quand même protesté pour le principe, mais il avait expliqué que c'était son animal de compagnie, qui avait beaucoup plus de présence qu'un simple poisson rouge, et qui faisait beaucoup moins de bruit que le chien de ces mêmes voisins. Il leur avait aussi expliqué qu'en bon Français, il aimait les œufs à la coque, et qu'il les mangeait avec des mouillettes, ce que ses voisins avaient trouvé complètement barbare…
          Après une trop longue attente, le Ministère avait enfin consenti à organiser les élections des conFréts d'Islande-Norvège. Bien sûr, on avait incité les Français à voter par Internet et à ne pas venir voter physiquement au Consulat, pour éviter une subite propagation du virus. Mais notre homme s'était dit que la pelouse devant le consulat regorgeait probablement de lombrics et de larves d'insectes, et que sa poule se régalerait après la longue période de confinement vécue sur son balcon. Il était donc arrivé avec la cage. Un type à l'entrée avait protesté, disant qu'il ne pouvait introduire une poule, mais il avait expliqué à cet ignorant qu'il ne venait pas faire voter sa poule à sa place, que les gestes barrières étaient inutiles avec le volatile, et que ça ne servirait à rien de lui désinfecter les pattes. De guerre lasse, le type l'avait laissé entrer avec la cage, dont il avait immédiatement ouvert la porte. La poule s'était précipitée sur la pelouse.
          Pendant qu'il votait, elle était devenue un merveilleux sujet de conversation pour les quelques personnes qui arrivaient: "Tiens, la consule élève des poules, maintenant ! Geste symbolique, ou parce que la pelouse est trop petite pour élever des moutons ?", ou, "Ils feraient mieux d'élever des oies pour garder l'ambassade…", etc. Notre héros, solitaire solidaire de sa poule avait, bien évidemment, voté pour la liste "Ensemble, écologistes et solidaires", la seule liste qui n'était pas composée de conformistes rigides et rétrogrades préférant les chiens ou les chats aux poules ou aux canards. Toute contente du vote de son maitre et des asticots qu'elle trouvait dans la pelouse, enchantée par cette partie de campagne, la poule ne voulait plus repartir, mais après une petite heure, il l'avait quand-même ramenée au bercail.

(Très librement adapté de G. de Maupassant. 1850-1893)

14. Issu des urnes.
    Qu'aurait fait Julien Sorel, le mec de Besançon qui vouait une admiration sans borne à Napoléon ? Aurait-il voté ? Et qu'aurait fait Lucien de Rubempré, le mec d'Angoulême amoureux de Naïs ? Aurait-il voté ? Et Rodolphe et le Chourineur ? Et lui, Jacques, devait-il voter ? La familiarité avec ces personnages, et la satisfaction que donnaient à Jacques tous ces romans était devenue presque vitale pour lui. Il échappait grâce à eux aux pesanteurs de ce monde, et ils lui permettaient de réduire au minimum sa participation à la vie sociale. Quand il ouvrait un de ces livres, il disparaissait totalement de la surface, il plongeait en apnée dans un autre univers. Un univers familier car c'était souvent à la 3e ou 4e lecture que ces romans arrivaient à leur plénitude, et qu'il s'y promenait avec une merveilleuse aisance. Et il se sentait aussi une certaine dépendance pour la sensation physique que lui donnaient ces livres quand il les avait en main ou quand il en tournait les pages ou en caressait la couverture. Bref, avoir un roman à proximité était aussi vital pour Jacques qu'un téléphone portable pour d'autres.
          Et voilà que le monde extérieur avec des 'profession de foi', des 'mode de scrutin' et des 'conFréts', l'incitant à participer à un vote, voulait l'arracher à ses romans. Qu'auraient fait le duc de Nemours, ou le colonel Chabert à sa place ? On ne votait dans aucun de ces romans. Mais était-ce une raison suffisante pour rester chez lui ? En cherchant bien dans sa mémoire, Jacques pensa à Amerigo, l'assesseur de Turin. Pendant le scrutin, c-à-d. pendant tout ce court roman, Amerigo avait regardé défiler devant l'isoloir et l'urne tous ces individus 'hors norme' de l'institution, et il avait réfléchi sur la démocratie, ses idéaux et ses limites, pendant toute cette journée. Jacques ne se souvenait plus très précisément des détails de ce roman qu'il n'avait lu qu'une seule fois, malheureusement.
          Avec Amerigo, il était très loin de Parme et de Fabrice del Dongo. Mais il s'était brusquement pris à rêver. Et si, au lieu d'aller emprunter le livre à la bibliothèque pour le relire, il vivait lui-même l'expérience d'Amerigo en se proposant comme assesseur ? Ce serait la première fois qu'il deviendrait protagoniste du réel. Les Français vivant en Norvège étaient eux aussi des Français hors norme, comme l'étaient les électeurs de l'institution turinoise. Il téléphona donc au consulat qui accepta. Le jour du vote, quand il mit son propre bulletin de la liste "Ensemble, Français, écologistes et solidaires" dans l'urne, il ne savait plus très bien de qui il était solidaire. D'Amerigo et d'autres personnages de romans, ou de ses contemporains qui venaient voter ? Lecteur, que vous importe ? Je ne vous ferai pas de promesses électorales, comme certaines listes, car tout est écrit là-haut ! Jacques, lui, ne savait pas encore s'il avait ou non traversé le miroir au cours de cette journée particulière…
(Très librement adapté de D. Diderot. 1713-1784)

15. En douce.
        Il régnait un silence électoral dans la pièce. Les gens qui n'ont jamais écouté le silence vont protester, soutenant à tort qu'un silence ne peut être électoral. Ceux-là sont des gens qui croient que le silence ne s'entend pas et ne peut donc pas être écouté; ceux-là sont des extrémistes frappés d'une perte totale des repères, des ASFE. Et puis, il y a aussi les conformistes, ceux qui se définissent comme 'normaux' sans bien comprendre ce qu'est la 'normalité'. Ceux-là croient que le silence est sans importance, et qu'il est inutile d'écouter. Ceux-là sont des suppôts du panurgisme, qualité essentielle UFE ou des marcheurs-Modem. Ils devraient apprendre à écouter. Et surtout, qu'on ne s'y trompe pas: ce n'était pas le pesant silence des abstentions et des bulletins nuls, ni le silence effrayant des espaces infinis. Non. Dans la pièce, régnait un merveilleux silence électoral.
        Il est difficile de décrire un silence électoral à qui ne l'a jamais entendu, ni cherché à l'écouter. Même sans avoir l'ouïe particulièrement fine, les vrais républicains l'entendent d'emblée. Un silence, ça se trouble, et c'est alors qu'on l'entend mieux. Quand vous écoutez le silence d'une route à la campagne, avec arbre, un soir, vous l'entendez car il est peuplé de petits bruits presque imperceptibles: vous l'entendez avant l'envol d'une bergeronnette, ou parce qu'un pic, au loin, a cessé de taper sur un tronc. C'est pourquoi certains se posent la question sur qui était le premier du bruit ou du silence, oubliant qu'Aristote avait déjà répondu à la question (ainsi qu'à la sempiternelle question sur qui était le premier de l'œuf ou la poule) : c'est le silence qui précède le bruit, qui en est la raison d'être. Mais c'est le bruit qui détermine en partie les qualités, la densité et les caractéristiques d'un silence. Bruits et silence sont, en quelque sorte, définitivement solidaires l'un de l'autre, ce qui permet à un silence de devenir électoral, certains jours.
        Enfin, on peut noter que la qualité d'un silence dépend aussi de l'état d'âme des auditeurs. Il peut ainsi être gênant, angoissant, léger, épais, parasite, etc. Comme chacun a pu en faire l'expérience, et comme Aristote l'avait souligné il y a plus de 24 siècles, aucun silence ne ressemble à un autre. Dans notre cas, c'était un silence électoral.
        La nature ayant horreur du vide, lors de chaque élection, des listes de candidats sorties du néant essaient vainement de peupler le silence avec des promesses électorales tapageuses et sourdes aux réalités. Il en avait été de même dans les semaines précédant ce jour-là, où, au consulat, dans un silence dû au Covid-19, quelques Français et Françaises d'Oslo votaient tous pour la liste "Ensemble, Français, écologistes et solidaires", montrant ainsi qu'ils avaient quelque chose entre les oreilles.
(Très librement adapté de S. Beckett. 1906-1989)

16. Fictions.
    Comme c'est curieux ! Etant Persan, on m'a chargé d'observer une élection française en Islande et Norvège. Combien de temps me faudra-t-il pour décrypter les codes et déchiffrer les professions de foi, pour me repérer dans le marché électoral français, et m'y retrouver dans cette histoire de la poule et de l'œuf ? J'ai déjà compris que ce marché particulier n'est pas un marché de la demande, modèle préféré des économistes, qu'ils baptisent 'consommation', mais un marché de l'offre. Pour être plus précis, un marché de la promesse, ce qui est peu persan. On dit chez nous, en Perse, que les promesses n'engagent que ceux qui y croient. En France, nombre de candidats éliminent la demande des électeurs après avoir fait mine de s'y intéresser. Leurs fictions commencent généralement par une déclaration du type "Nombre d'entre vous nous ont écrit pour nous faire part de leur inquiétude à propos de…", car depuis 60 ans, on ne peut plus utiliser la formule "Je vous ai compris !", devenue trop ambigüe. Il faut dire que les référendums de la 5e république ont montré que les Français ont l'habitude de répondre à une question qui ne leur est pas posée, selon les politologues. C'est peut-être pourquoi les candidats font de même. Ils prêtent aux électeurs une demande fictive pour mieux leur fourguer une offre partisanne. Les Français sont un peuple singulier.
        Comme c'est curieux ! Tous les candidats utilisent les mêmes 26 lettres de l'alphabet français pour se promouvoir. Il est donc difficile de départager leur offre au 1er coup d'œil. D'autant plus qu'ils utilisent aussi souvent les mêmes mots: par exemple, à l'approche d'élections, tous se proclament solidaires, sans préciser, pour les ASF qu'ils sont avant tout solidaires d'eux-mêmes et de leurs copains. Mais encore, tous se proclament écologistes, sans préciser, qu'ils pensent à la pelouse qu'il leur faudra encore tondre la semaine prochaine, et que le reste est du blabla. Se rendant compte de cette pauvreté du langage, quelques uns s'exhibent en images: telle candidate de la liste ASF se fera photographier en discussion avec un marchand de légumes, et telle candidate LRM s'exhibera faisant de la bicyclette (LRV: la République à vélo).
        Comme c'est curieux ! Les formalités de la pratique électorale sont telles que les Français comprennent qu'il vaut mieux lâcher la proie pour l'ombre: l'ombre vaut plus que la proie, qui n'est qu'un leurre qu'on leur propose, contrairement à ce qui se passe en Perse. Par exemple, plusieurs listes sont prêtes à promettre à leurs électeurs que si elles sont élues, le pain deviendra enfin croustillant en Norvège. Promesse intenable, mais qui s'adresse à un besoin primaire des Français. La liste "Ensembles, Francais, écologistes et solidaires" propose, quant à elle, dans une formule très poétique, des "lendemains croustillants", et c'est bien la meilleure fiction du marché. Je vous la recommande. L'Association démocratique des Français à l'étranger (ADFE) vous la recommande, elle aussi
(Très librement adapté de Montequieu. 1689-1755)

  ⇐ début (fables 1 à 6)           suite ⇒ (fables 17 à 21)